Rennes, 24 mai 2004.
"Ce que nous attendons depuis l'enfance est ce dérangement de l'ordre où nous étouffons". George Bataille.
Aujourd'hui c'est mon anniversaire. Mes vingt ans sont passés... Je me souviens.
Mai 1992 ,le roy Albert et sa cave ennivrée. Un bar bien connu des pélerins du non moins fameux pélerinage militaire internationnal de Lourdes.
Cornichon à gnass... pardon, élève en classe préparatoire à l'Ecole Spéciale Militaire de Saint Cyr au Prytanée National Militaire de la Flèche, je retrouvai par un hasard qui n'en était pas vraiment un, des amis scouts devenus eux aussi militaires : légionnaires, gendarmes et autres gardes républicains...
Entre deux formidables de bière je soufflai vingt bougies.
Pas le temps de rêver en prépa, les bizuts n'ayant pas le profil de l'officier français passent leurs nuits et week-end à l'apprentissage de la tradition, et récupèrent pendant les heures de cours sous l'oeil satisfait de profs convaincus ; ce sont les "Tradis". Histoire du Bahut, chants militaires, séances sportives musclées et autres "finesses". Les finesses se devaient de divertir les anciens, carrés et cubes. Je qualifierais aujourd'hui les finesses "d'installations bovines". Matière dans laquelle j'excellai, et qui me valut bientôt d'être démissionné de l'illustre institution.
Logiquement je devançai l'appel et entrai comme officier de réserve à l'école d'application du génie. Je passai six mois à Angers et obtins mon unique diplôme post bac, celui de directeur de mise en oeuvre d'explosifs.
Et puis dix huit mois de plus au service de l'armée française, en régiment cette fois. Libéré de mes obligations militaires, je quittai définitivement Rintintin, les Pieds Nickelés et le sergent Guam. Nous sommes en décembre 1994.
Difficile de retrouver ses marques dans la vie civile après trois années passées à se jouer du pékin. Fini la vie facile rythmée au son du clairon, du claquement vif d'un famas, du hurlement rauque d'un "Garde à vous!". Hors de la caserne, il faut organiser son quotidien. Reprendre pieds dans la réalité. Cette réalité que l'armée permet de fuire dans un galop effrené. Cette réalité, je ne l'avais jamais acceptée, cette réalité je l'avais toujours abhorrée.
L'été 95, je le passe à Déia, petit village de carte postale, situé sur la côte nord de l'île de Mallorque entre Soller et Valldemossa. J'y resterai jusqu'au printemps 97. Ce pueblo où je débarquai en avril sans en avoir jamais entendu parler a peu à peu bousculé tous mes préjugés.
Auparavant je résistai cinq mois chez Talleyrand à Valençay, devenu par la force d'un Père, secrétaire administratif dans une maison de retraite du fin fond du Berry - c'est peut-être la voix de Georges Sand qui m'attira sur ses pas et je ne le regrettai pas.
A Déia donc, j'eus comme premier voisin un peintre un certain Sheridan, nous habitions sous les terrasses de Robert Graves, poète décédé, mais présent dans toutes les mémoires. On me présenta encore un peintre, Mati Klarwein, et puis on me dit : " tu connais Béttina Rheims ? C'est elle là... ". Je sais aujourd'hui qu'elle ne sera jamais peintre... Bref, j'avais mis le pieds dans un village un peu particulier, où tous les étrangers semblaient de prés où de loin vivre de l'art, et surtout pour l'art. Ce qui avait eut pour effet d'y attirer toutes sortes "d'artistes".
Alors que moins d'un an avant j'avais encore coutume de dire ou d'entendre : "quand on prononce le mot culture je sors mon flingue". Mais à Déia, c'était différent, la culture faisait partie des murs, et puis pendant l'été l'heure est à la fiesta (celles de Mati étaient les plus belles, paix à son âme).
Je me suis inscrit à l'escuela superior de turismo de Palma, pour apprendre un véritable métier. Le plus difficile ne fut pas de prendre des notes, mais d'accepter une politique de tourisme de masse, ce que je dénonçai dans un travail de recherche de fin d'année avant de quitter ce système.
J'avais rencontré pendant l'hiver au bar du pueblo, un malien, Abdoulaye Dicko. Peul comme mon père, il me parla du Niger, de Mopti, de Ségou,... Une styliste de renommée l'avais fait venir de Madrid pour créer son mobilier. Les magazines madrilènes du début des années 90 avaient qualifié son travail de "primitiviste", type "nuevos salvajes".
C'est lui qui fit mon éducation. Lui qui voulait que ses meubles soient "un poco mas esculturales", -alors qu'il s'agissait de sulptures à part entière- , me parla de la peinture de Mati, son "maître", à qui il me présenta. Il m'emmena voir ma première expo d'art contemporain, Miguel Barcelo. Il aiguisa mon regard et réveilla ma sensibilité. Et surtout, il me permit de travailler pour lui, et devint mon maître.
(Lorsque je quittai l'Espagne, ma vie avait définitivement pris un autre tournant. Sans pour autant parler d'art, je savais que la création y occuperait une grande place, celle que ne pouvait ni même combler mes rêves.)
Mon retour en France fut chaotique et douloureux. Parti en arrachant les amarres je rentrai sans repère dans un univers devenu hostile. "Créer avec mes mains pour ne pas perdre ma tête", il me fallait faire, à défaut de pouvoir dire.
La justesse des formes des meubles de Dicko m'avait fait comprendre que bien des choses pouvaient se transmettre à travers un banal objet du quotidien. Le rythme des tam-tam parle. Les sociétés s'articulent autour de codes distincts. L'expression de sentiments, se révèle à travers un langage, un ensemble de signes, une sémantique. Aussi j'avais beaucoup à dire sur un monde dont mon mental porte les stigmates.
Serait-ce outrancier d'affirmer que Freud et Dubuffet m'ont fait artiste dés lors que ce dernier lança: "la création d'art, où qu'elle apparaisse, est dans tous les cas pathologique"?
Je refusai l'hypocrisie d'un monde basé sur l'argent où se côtoyent non chalament financiers et artistes, nantis et syndiqués. Je me trouvai seul face à ces paradoxes, voulant vivre coûte que coûte ce petit temps, ce long calvaire.
L'écriture fut mon premier refuge. Des maux s'envolèrent dans des carnets désarticulés: "la phrase du jour n'est pas celle que l'on croit, ni même celle que l'on pense, c'est celle qui dure et donne un sens à la vie" ; "la haine et l'amour sont mues par un même sentiment, le sens de ceux qui t'entourent".
Mais l'encre ne sèche jamais. Ce qui est écrit devient parole d'évangile par la folie des hommes; "écrire est le pire des crimes contre l'humanité". Aussi je décidai de ne plus me laisser aller à cette passion délétère.
"Je suppose que les éliminés ou les échappés, déserteurs de la vie moderne, seraient tout indiqués pour le recrutement des carrières artistiques, et cette vie moderne sera peut-être favorable aux arts du fait du nombre de ses éliminés ou de ses déserteurs."
Gaston Chaissac.
Cet artiste longtemps classé parmi les peintres du dimanche, les naïfs, les marginaux, et que Dubuffet incarcéra dans les vitrines de l'Art brut, alors que Michel Ragon fait remarquer (comme pour mieux se dédouanner de son aveuglement passé) dans son livre Du côté de L'Art brut , que celui-ci avait eut pour premiers maîtres des "praticiens du post-cubisme et de l'abstraction (Otto Freundlich et Albert Gleizes)", et que "personne ne semble avoir songé à le comparer à Schwitters", ce Gaston Chaissac, je ne le connus que bien plus tard.
Je ne crois pas au "recrutement", et moins encore à la notion de "carrière" en terme d'art, mais il me parait acquis que "les éliminés ou les échappés, déserteurs de la vie moderne" aient embrassé en nombre la vocation d'artiste comme l'on embrasse la carrière des armes. Et tel fut mon choix.